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Michela Marzano, philosophe, auteure, députée

Chère Michela Marzano,

Une belle rasade de philosophie accompagnée d’une bonne dose de conviction et de finesse d’analyse, avec un zeste pétillant d’accent italien par dessus le tout, donnent un cocktail des plus savoureux à entendre lorsque l’on rencontre Michela Marzano.

Et ce fut vraiment un plaisir pour moi de percevoir au delà de votre intéressant exposé toute l’humaine et sensible présence de la femme.

Merci à vous, en toute simplicité, pour votre présence ici…et ailleurs.

 

Les êtres humains sont-ils en perte de sens ? Et si oui, comment l’humanité peut-elle trouver un nouvel élan ?

Nous sommes dans une époque de perte de sens, car les êtres humains eux-mêmes sont de plus en plus réduits à des maillons interchangeables d’une chaîne. Il faut, sur ce point précis, et sans aucune nostalgie marxiste, revenir aux analyses encore actuelles de l’auteur du Capital.

Marx avait été très attentif aux évolutions des sociétés occidentales et avait cerné les problèmes découlant d’une conception purement économique de l’homme. Dans son fameux essai de 1847, Misère de la philosophie, il écrivait : « Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d’échange, de trafic et pouvait s’aliéner. C’est le temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiquées mais jamais échangées ; données mais jamais vendues ; acquises mais jamais achetées – vertu, amour, opinion, science, conscience, etc. – où tout enfin passa dans le commerce. C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle, ou, pour parler en termes d’économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché. » S’il était témoin de la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les hommes, Marx ne serait pas déçu !

Plus encore qu’hier – bien que de façon différente –, tout semble avoir un prix et être évalué uniquement en fonction de sa valeur d’utilisation et de sa valeur d’échange. Les rapports entre les hommes sont désormais cachés et occultés par les rapports entre les choses ou, pour le dire autrement, ils ne font que singer les rapports entre les choses. Il suffit d’ailleurs de parcourir le champ sémantique aujourd’hui employé lorsqu’on se réfère aux relations humaines pour se rendre compte que celui-ci n’est guère différent de celui appliqué aux choses : accumulation, besoin, consommation, demande, échange, intérêt, prix, profit, utilité… Dans un contexte de ce genre, je pense qu’il faudrait revenir aux “fondamentaux” et se rappeler de ce qu’expliquait déjà Kant. Vers la fin du XVIIIe siècle, le philosophe allemand Emmanuel Kant bâtissait une large partie de son système sur la distinction entre « ce qui a un prix » (les choses) et « ce qui a de la dignité » (les personnes).

Dans son ouvrage, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Kant oppose en effet la valeur spéciale de la « dignité », une sorte de valeur invariable attribuée aux personnes, à la valeur ordinaire du « prix » qui est, en revanche, la valeur fluctuante attribuée aux objets matériels et aux projets utiles. Ce qui a comme conséquence, d’une part, l’indépendance de la dignité d’une personne, non seulement de son statut social et sa popularité, mais aussi de son utilité et, d’autre part, l’impossibilité de comparer la dignité de l’une et la dignité de l’autre.

 

À la différence des objets – objets dont le prix peut bien varier en fonction de leur utilité et des fluctuations du marché –, les personnes n’ont pas de prix et leur dignité est « incomparable ». À la différence des choses qui, ayant un prix quantifiable, sont toujours remplaçables, les personnes ont une dignité « supérieure à tout prix » et jamais « quantifiable ». D’où leur irremplaçabilité. D’où encore l’impossibilité de les utiliser uniquement afin d’en retirer du plaisir.

 

 

Le corps est-il le reflet de notre intériorité ?

 

 

Le corps est l’une des données constitutives et évidentes de l’existence humaine : c’est dans et avec son corps que chacun de nous est né, vit, meurt ; c’est dans et par son corps qu’on s’inscrit dans le monde et qu’on rencontre autrui. « Je me demande ce qui est moi, écrit Antonin Artaud. Non pas moi au milieu du corps, car je sais que c’est moi qui suis dans ce corps et non un autre, et qu’il n’y a pas d’autre moi que le corps, ni dans mon corps, mais en quoi peut consister ce moi qui se sent ce qu’on appelle être, être un être parce que j’ai un corps. » Quelle relation existe alors entre chaque personne et son propre corps ? Comment le corps peut-il exprimer l’être de chacun ? 

Le corps humain est tout d’abord un « objet matériel » et, en tant que tel, il s’inscrit dans le temps et dans l’espace. Mais il est aussi l’« objet que nous sommes » : loin d’être une simple chose, un objet d’action ou de contemplation, il se voit toujours co-impliqué dans l’action et dans la contemplation, comme détermination de ce qui agit ou contemple. En tant que corps vivant, il est en mouvement. Et c’est par le mouvement qu’il s’inscrit dans le « devenir », dans les transformations et dans les multiples mutations qui constituent notre identité.

C’est d’ailleurs grâce au mouvement que chacun de nous ne se limite pas à « occuper » une place qu’on lui aurait assigné une fois pour toutes, mais qu’il évolue, change, se transforme. C’est d’ailleurs notre expérience quotidienne du corps en mouvement qui brouille définitivement la distinction du sujet et de l’objet : le corps de chaque être humain est à la fois un corps-sujet et un corps-objet, un corps que l’on « a » et un corps que l’on « est ». Chaque partie de notre corps est à la fois une partie de nous et un objet extérieur que nous pouvons contempler : « On considère sa main sur la table, et il en résulte toujours une stupeur philosophique, écrit Paul Valéry. Je suis dans cette main et je n’y suis pas. Elle est moi et non moi. Et en effet, cette présence exige une contradiction ; mon corps est contradiction, inspire, impose contradiction : et c’est cette propriété qui serait fondamentale dans une théorie de l’être vivant, si on savait l’exprimer en termes précis. » 

Nous ne pouvons pas « être » simplement notre corps, parce que chaque individu ne se réduit pas à sa matérialité ou à la fonctionnalité de ses organes. Mais nous ne pouvons non plus « avoir » simplement le corps, à moins de supposer que le sujet de cet avoir soit une âme désincarnée qui habiterait ce corps comme le pilote son navire. Notre peau connaît et donne le plaisir de la caresse, de même qu’elle subit aussi la douleur de la brûlure du feu ou la morsure du froid. Notre corps magnifie la vie et ses possibilités, mais il proclame aussi notre mort future et notre finitude. Chacun de nous est à la fois un corps physique projeté dans le monde du « dehors » et un corps psychique qui renvoie au « dedans » de l’être ; un corps-image qui cherche à se reconnaître dans une représentation figée de soi-même et de son identité et un corps en mouvement qui exprime la puissance de son propre désir.

Comment pourrait-on d’ailleurs exprimer notre grâce et notre harmonie sinon dans le mouvement de notre corps, miroir extérieur des évolutions et des transformations intérieures du moi ?